Il est devenu banal de dire que notre système alimentaire actuel est « insoutenable » – d’ailleurs, même Danone, un des fleurons de l’agroalimentaire français, le reconnait désormais à travers son PDG, Emmanuel Faber. Mais, arrêtons-nous un instant sur la signification exacte d’un système dit « insoutenable » pour éviter que le mot ne perdre sa force. Cela signifie, tout simplement, qu’une pratique ou une activité ne peut subsister dans le temps et que, en raison de diverses contradictions internes, elle finira par se décomposer tôt ou tard.
C’est le cas aujourd’hui avec notre système alimentaire et la preuve de son échec est désormais visible. Certes ce système a produit de grandes quantités de nourriture bon marché (car l’abondance et le bas prix font partie du problème) néanmoins, il n’atteint pas son objectif ultime qui consiste à nourrir sainement la population mondiale. Les historiens du futur s’émerveilleront de l’existence d’une civilisation dont la population était à la fois si nourrie et pourtant si malade. Pour la plupart des promoteurs de ce système productiviste, le «problème alimentaire» a été un problème de quantité. Nos taux choquants d’obésité, de diabète, de maladies cardiovasculaires, de maladies d’origine alimentaire et de carences en nutriments suggèrent donc que la quantité n’est pas le problème – ou la solution.
Dire qu’un système est « insoutenable » signifie aussi qu’il ne peut pas durer indéfiniment pour la simple raison qu’il dilapide les ressources dont il dépend : il mange sa semence. C’est le cas dans l’agriculture industrielle qui consomme littéralement le sol et la diversité génétique dont elle dépend. Par exemple, la surface agricole exploitable en France il y a 50 ans était relativement identique à celle exploitée aujourd’hui, mais le choix d’un système agricole intensif et peu diversifié a provoqué la disparition d’un nombre incalculable de variétés végétales et animales : cette perte de biodiversité mettra tôt ou tard en péril notre sécurité alimentaire lorsque nos monocultures perdront de leur productivité.
Enfin, « l’insoutenabilité » signifie qu’un système ne peut pas continuer à supporter indéfiniment les coûts des dommages qu’il provoque. Dans le cas de la chaîne alimentaire industrielle cela comprend le coût pour le trésor public (sous forme de subventions à l’agriculture conventionnelle), le coût pour l’environnement (la pollution de l’eau, de l’air et l’épuisement des sols) et le coût pour la santé publique (les maladies cardiovasculaires, le diabète et l’obésité), sans parler des conditions de travail des agriculteurs et du bien-être des animaux. En définitive, la nourriture bon marché s’avère incroyablement coûteuse. La logique « du pas cher à tout prix » de notre système alimentaire ne peut donc être poursuivie à long terme au risque de mettre en péril la sécurité alimentaire des générations futures. Nous devons changer de logique. C’est urgent.
Quel modèle alternatif ?
Pour sortir de cette impasse du modèle alimentaire productiviste, il faut imaginer un modèle radicalement différent, un système plus soutenable qui permettrait d’alimenter une population mondiale à forte croissance sans pour autant épuiser le capital naturel de la planète de sorte que le prix de la nourriture reflète le coût réel de production, et que tous les acteurs de la chaîne alimentaire soient récompensés équitablement. La transition vers ce système alimentaire soutenable peut être envisagée autour de trois leviers d’action :
1 – repenser la création de valeur et l’équité dans la chaîne alimentaire
Le pouvoir et le profit sont distribués de manière inéquitable tout au long de la chaîne de valeur alimentaire. Les agriculteurs et les producteurs assument un fardeau disproportionné de risques et de coûts : pour beaucoup d’entre eux, la production alimentaire n’est pas une activité économique viable. Cela suggère donc de repenser la création de valeur afin que le système alimentaire offre des moyens de subsistance durables, éloigne les agriculteurs de la précarité et que les métiers de l’agroalimentaire soient plus attractifs. Cela créera des chaînes de valeur alimentaire plus stables et résilientes.
2 – reconnecter les consommateurs avec les aliments qu’ils mangent
La population urbaine croissante est déconnectée de sa nourriture. De plus en plus de citadins valorisent davantage les aliments pour leur commodité et leur faible coût que pour leur valeur environnementale et sociale, ignorant la façon dont sont produits ces aliments tout comme leur impact sur les personnes et les écosystèmes. Il est donc nécessaire que les gens se reconnectent avec leurs aliments et qu’ils les reconnaissent comme des sources de bien-être, de nutrition et de capital social et qu’ils soient prêts à les payer à un prix équitable. Si nous apprécions nos aliments à leur juste valeur, cela sera profitable à toute la chaîne alimentaire.
3 – restaurer la résilience du système alimentaire
Le système alimentaire dépend de ressources non renouvelables, dégrade notre environnement naturel et contribue de manière significative au changement climatique ; il crée également d’énormes quantités de déchets alimentaires inutiles. Nous devons accroître la résilience du système, l’aider à utiliser plus efficacement les ressources limitées et à éliminer les déchets inutiles. Nous devons également encourager l’utilisation de pratiques agricoles plus régénératives telles que l’agroécologie et la permaculture pour équilibrer la dynamique écologique liée à la production agricole. La généralisation de ces pratiques permet de créer une agriculture rentable qui non seulement préserve le capital naturel, mais le régénère, en aidant à améliorer la qualité des sols et à préserver la biodiversité tout en augmentant le rendement des cultures ; avec à la clé la création d’une énorme valeur économique pour les agriculteurs.
La combinaison de ces leviers d’actions crée un système alimentaire soutenable cohérent qui a un potentiel important pour revitaliser les écosystèmes, réduire l’empreinte écologique et produire des aliments sains et nutritifs. Ces ensembles d’opportunités pourraient également apporter une contribution substantielle à la création d’emplois et, si elles étaient appliquées avec succès, pourraient générer un bénéfice économique à tous les acteurs de la chaîne alimentaire. Le moment est venu d’initier cette transition qui nécessitera une action concertée des parties prenantes, des ajustements réglementaires, de l’innovation et des stratégies d’investissement dédiées.