Selon un rapport de l’organisation des Nations Unies sur l’urbanisme, d’ici 2050, 70% de la population mondiale vivra en ville. Comment assurer dans ces conditions la mobilité des citoyens, leur sécurité, leur accès à l’énergie et à l’eau en rendant la ville plus intelligente (ou « smart city») ? Cela suppose un pilotage proactif et en temps réel des différents réseaux et infrastructures urbains, mais aussi plus de coordination entre eux, plus de communication, plus d’intégration, et puis bien sûr, l’implication du citoyen dans la gestion durable de sa ville.
Mourad ZEROUKHI est Économiste, Speaker et Conseiller en stratégie d’innovation;
Nous avons eu l’occasion de nous entretenir avec lui pour comprendre ses opinions sur la question.
WN: Comment définissez vous le concept de « smart city » ?
MZ : Je tiens d’abord à rappeler que le concept de la « smart city » n’est pas nouveau. Ses origines peuvent remonter au mouvement de croissance intelligente de la fin des années 1990 aux USA, qui préconise de nouvelles politiques en matière d’urbanisme. La ville de Portland dans l’Oregon est reconnue à l’époque comme un exemple de croissance intelligente. Le concept a été adopté depuis 2005 par un certain nombre de firmes de l’industrie informatique (Cisco en 2005, IBM en 2009, Siemens en 2004) pour installer des systèmes d’information complexes afin de connecter les infrastructures urbaines et des services tels que le bâtiment, le transport, la distribution de l’eau et de l’électricité, et la santé publique. Le concept a depuis évolué pour désigner toute forme d’innovation technologique dans la planification, le développement, et le fonctionnement des villes, par exemple, l’installation de bornes de recharge des véhicules électriques.
Pour moi, la ville intelligente est une ville bien gérée dont les infrastructures physiques et numériques sont intégrées dans le but de fournir des services optimaux de manière fiable, rentable et durable tout en maintenant et en améliorant la qualité de vie de ses citoyens. Il s’agit d’une approche nouvelle appliquée à la gestion de la ville moderne qui repose sur l’adoption de solutions évolutives qui tirent parti des technologies d’information et de communication (TIC) pour accroître l’efficacité, réduire les coûts et améliorer la qualité de vie des citoyens. Les champs d’applications des solutions « smart city » sont l’urbanisme, l’énergie, la mobilité, la santé, le service public, la gouvernance et l’économie.
Concrètement, rendre une ville intelligente et durable passe par la réduction de l’impact environnemental, mais, également, de repenser en profondeur les modèles d’accès aux ressources, les transports, la gestion des déchets, la climatisation des édifices et surtout la gestion de l’énergie.
WN : Compte tenu de votre définition de la « smart city », pouvez-vous nous donner quelques exemples de villes intelligentes ?
MZ : Chaque ville établit sa stratégie « smart city » en fonction de ses priorités. Une ville en Chine n’a pas la même stratégie qu’une ville d’Europe, d’Afrique ou des USA. Certaines villes comme Amsterdam et Copenhague se focalisent sur la mobilité et la ville verte. Aux USA, New York ou San Francisco sont des leaders dans la transparence du gouvernement et la participation des citoyens. Barcelone est le centre mondial du mobile. Quant à Londres, la ville travaille sur la mobilité durable. En Asie, les villes de Tokyo, Fukushima et Yokohama au Japon investissent dans la « smart grid » (réseaux intelligents) alors que la ville de Séoul se concentre sur la ville ubiquitaire.
En France, certaines villes comme Lyon, Lille, Nantes et Issy-les-Moulineaux sont passées maîtres dans les solutions « smart city ». Cependant, aucune ville ne maîtrise toutes les dimensions du concept.
WN : Des exemples de villes modèle ?
MZ : Il y a beaucoup de villes intelligentes aujourd’hui, certaines sont nouvelles comme Songdo ou Masdar, alors que d’autres existent déjà comme Barcelone, Amsterdam ou Chicago. Toutefois, dans le cas de nouvelles villes, le succès ne sera complet que lorsque la ville intelligente deviendra un lieu de vie attractif et accessible pour les citoyens. Par exemple, le taux d’occupation de la ville de Songdo ne dépasse pas les 15% en dépit de ses infrastructures High Tech, principalement en raison des facteurs macro économiques tels que le marché de l’immobilier en Corée de Sud, un facteur difficile à prévoir et à contrôler.
WN: Qu’en est-il de la Bretagne ?
MZ : Dans le mouvement « smart city », la Bretagne n’est pas en reste. Ainsi la ville de Rennes et Rennes Métropole ont lancé un projet baptisé 3DEXPERIENCity, sous la houlette d’une entreprise locale pionnière dans la création d’environnement 3D ouvert : Archivideo (racheté depuis par Dassault Systèmes), pour mettre en place une plate-forme collaborative dédiée à la co-conception de la ville. Cette plate-forme présente une modélisation en 3D de l’agglomération rennaise dans une seule interface graphique conviviale qui permet à tous usagers de la ville de s’impliquer directement dans la conception et la gestion de son environnement. Rennes a été également la première ville de France à s’être lancée dans l’open data en 2010 (data.rennes-metropole.fr ; data.keolis-rennes.com). Ici encore, l’idée est de favoriser la co-conception de services nouveaux en exploitant le potentiel des données publiques locales. La ville de Rennes travaille également à la structuration d’un système de transport multimodal en privilégiant l’inter-opérabilité entre les différents moyens de transport de la ville. Par exemple, avec la carte Korrigo, on peut utiliser les différents moyens de transport existants : vélo, métro, bus.
WN: Quelles sont les entraves à l’adoption des solutions « smart city » ?
MZ : Malgré l’intérêt croissant exprimé à l’égard de la démarche « smart city », peu de progrès ont été accomplis dans la mise en œuvre d’initiatives connexes. Un certain nombre de facteurs entravent encore l’adoption de solutions « smart city ». En effet, la mise à l’échelle des nouvelles technologies n’est pas prouvée, la technologie défie le statu quo existant dans la façon dont les villes sont gérées et la technologie n’est pas bien comprise dans tous les secteurs de la ville. Toutefois, le principal obstacle à l’adoption de ces solutions est la complexité de la façon dont les villes sont gérées, financées, réglementées et pensées. Par exemple, les fonctions de la ville sont multi-dimensionnelles et impliquent plusieurs parties prenantes dont les dépendances et les interdépendances affectent et déterminent les politiques urbaines de la ville.
WN : Quels sont les préalables à l’adoption des solutions « smart city » ?
MZ : Devenir une ville plus intelligente prend du temps, mais la première étape nécessite un changement profond dans la pensée et une rupture avec le passé. Les responsables devraient évaluer leur ville, d’un point de vue holistique, et identifier les points forts de différenciation qui vont attirer les compétences, les connaissances et la créativité. Une stratégie qui s’articule autour de ces points forts devrait être créée. Lors de l’évaluation diagnostique, des priorités doivent être définies pour permettre un démarrage rapide. En outre, une ville intelligente ne doit pas attendre de meilleures conjonctures économiques pour prendre des mesures. Elle doit cultiver sa compétitivité, maximiser les ressources à sa disposition et jeter les bases d’une transformation selon une vision stratégique et pérenne. La réussite de cette démarche passe par l’implication du citoyen dans la gestion durable de sa ville. Le partenariat Public-Privé-Citoyen doit être le fer de lance de la politique urbaine : le citoyen doit être au cœur du dispositif de la ville intelligente.
WN : Quelles sont les conditions essentielles pour être une ville intelligente ?
MZ : Voici quelques conditions essentielles pour une ville plus intelligente :
++ Une ville intelligente doit avoir une infrastructure technologique qui permet la connectivité entre les différentes activités et services de la ville. Ces technologies doivent être fiables et évolutives pour permettre l’interopérabilité
++ Elle doit avoir suffisamment d’informations / données / paramètres sur les différents aspects de la vie urbaine (par exemple la santé, les transports, la consommation d’énergie, la pollution de l’air, la qualité de l’eau, etc.)
++ La ville intelligente doit être respectueuse de l’environnement, sécurisée et sûre pour ses citoyens tout en étant souple pour permettre des changements dynamiques de son infrastructure
++ Une ville qui se veut « intelligente » doit pouvoir maintenir ou améliorer la qualité de vie de ses citoyens
++ Une ville intelligente doit être perfectible en permanence afin d’augmenter l’efficacité de ses infrastructures et services (immobilier, industrie, services publics, énergie, eau, déchets, éducation, santé et mobilité)
Cependant, pour parvenir à un niveau supérieur d’optimisation, les différents services de la ville doivent se coordonner, s’intégrer et communiquer entre eux.
WN : Comment mesurer la performance de la « smart city » ?
MZ : Trois piliers doivent coexister pour réussir une « smart city » : l’économie, l’environnement et le sociétal. Si une ville est performante sur l’aspect environnemental et sociétal, mais traîne un déficit budgétaire chronique ou n’est pas économiquement viable, il y a un problème. La viabilité économique ne se fait pas en un jour. Cela prendra un certain temps et comme dans une entreprise, la ville doit être prête à faire les investissements nécessaires et avoir un horizon à long terme pour être performante.
WN : Quelles sont les premières mesures à mettre en place pour devenir une ville intelligente?
MZ : Voici quatre mesures clés pour commencer :
++ Constituer une équipe dévouée intégrant les différentes parties prenantes de la ville (élus, citoyens, acteurs associatifs, universitaires, entreprises, etc.)
++ Avoir une vision claire et un échéancier
++ Etudier les facteurs d’échec et de réussite des autres villes
++ Collecter et ouvrir les données publiques
++ Élaborer un plan de projet avec des activités appropriées à mettre en œuvre, y compris l’allocation des ressources humaines et financières
Mais au-delà de ces aspects techniques et organisationnels, une ville intelligente, c’est d’abord des fonctionnaires intelligents, des élus intelligents, mais surtout une communauté de citoyens qui vivent en bonne intelligence.